L’absurde théorème du sapin de Noël

Hervé a jeté son stylo un brin agacé, bloqué une fois de plus sur des algorithmes compliqués. Ses recherches n’avançaient plus. Il était reconnu dans son domaine de prédilection des mathématiques appliquées depuis la publication de sa thèse il y a cinq ans mais aujourd’hui il piétinait. Il entendait encore son père lui ouvrir la voie, en marche forcée même si aujourd’hui il doutait qu’il ait un jour prononcé ces paroles.

Alors que les autres parents disaient « tu seras docteur ou avocat mon fils », le sien avait déclaré sans contestation ni même discussion possibles « tu seras chercheur émérite en mathématiques appliquées ». C’était ainsi et ça a fini par arriver. Le petit Hervé, sept ans, après avoir recherché un par un dans le dictionnaire les termes de l’injonction, car il n’osait pas interroger son père, s’était lancé à la conquête des diplômes requis. Il avait également consulté Roselyne, sa grande sœur, qui avait hérité de la carrière de pépiniériste de renom, car oui, pour le père d’Hervé, les qualificatifs liés à la renommée allaient de pair avec le métier exercé. Hervé n’aurait jamais pu devenir un mathématicien quelconque et Roselyne une pépiniériste comme les autres. Hervé s’était souvent demandé quels étaient les motifs qui avaient guidé l’ambition de son père pour ses enfants. Parallèlement, celui-ci était maintes fois revenu à la charge par des démonstrations impeccables d’une logique irréfutable, au moins du point de vue d’un gamin d’une dizaine d’années.

Hervé avait douté souvent pendant ses études mais avait défendu la position de son père et cette trajectoire savamment orientée. Devenu finalement docteur en chiffres, ses certitudes avaient  brusquement vacillé.  Plongé constamment dans des raisonnements par l’absurde, il ne pouvait plus se faire l’avocat du diable et avait compris que l’argumentation de son père était bancale.

A l’époque, quand ses professeurs voulaient savoir ce qu’il avait en tête pour son avenir professionnel, la question le troublait, mais il répétait invariablement la ritournelle paternelle apprise par cœur pour éviter de faire appel à son père. Il se voyait mal dire « attendez, je vais demander à mon papa ». En réalité petit, il aimait faire rire la galerie et se voyait bien en faire son métier. Pitre professionnel. Mais il n’avait pas eu voix au chapitre. Aujourd’hui, ses formules complexes n’amusaient personne, pas même la galerie pourtant bon public.

A deux semaines de Noël, il bûchait et butait sur une équation délicate qui ralentissait ses travaux.

C’était le moment de prendre l’air et de rentrer chez lui. Il décorerait le sapin livré par sa sœur, ça lui changerait les idées.

Roselyne était là, assise sur le canapé. Elle l’attendait l’œil pétillant et une feuille de papier ressemblant à une recette de cuisine posée sur ses genoux.

« Salut soeurette, t’as trouvé le menu du réveillon ? »

–          Non, mieux ! Ca va te plaire toi le matheux »

–          Ah non s’il te plaît, ne me parle pas de ça, j’ai envie d’une seule chose, me détendre en faisant le sapin !

–          Mais justement !

Hervé a regardé sa sœur, sûr du coup tordu qu’elle lui réservait en semant le mystère comme elle savait faire, à doses homéopathiques. Elle a consenti à lui brandir la feuille qui ne ressemblait en rien à une recette de cuisine, si ce n’est par l’origine de la page, soigneusement découpée d’un magazine féminin. Il a immédiatement saisi l’allusion à son boulot. Le nombre « Pi » apparaissait à plusieurs reprises au sein de formules basiques truffée de racines carrées. L’énervement qu’il pensait retombé en quittant son bureau le regagnait. Il n’était pas d’humeur à jouer avec les chiffres, aussi simples et élémentaires qu’ils soient.

–          M’enfin Roselyne, tu peux me dire le rapport avec le sapin ?

–          Doucement  frérot, je vais t’expliquer.

Il sentait qu’il fallait se calmer et ajouter un peu de souplesse à ses propos. Roselyne semblait heureuse et pleine d’enthousiasme. Pourtant habituellement, les angles il ne les arrondissait pas, il se contentait de les calculer.

–          Allez, dis-moi tout ! En plus tu nous as choisis un beau sapin !

–          Oui, tu me connais, c’est mon métier. Mais cette année, en plus d’être beau, il sera parfait. Idéalement décoré.

–          Ah ?

–          Des chercheurs anglais ont trouvé le nombre précis de boules et de guirlandes à placer sur un sapin quel qu’il soit en fonction de sa hauteur. Les formules sont là.

–          Eh ben on n’arrête pas le progrès.

Roselyne continuait sa démonstration de pépiniériste paysagiste, décoratrice improvisée chez son frère, mais Hervé n’écoutait plus. Il venait de trouver la solution à son épineux problème. Elle se trouvait là devant lui et ce non moins épineux résineux.

Pour débloquer sa situation, il lui suffisait de claquer la porte et de filer en Angleterre. Ils n’avaient là-bas visiblement pas les mêmes priorités en matière de recherche fondamentale, ni les mêmes moyens. Il foulerait le tapis rouge déployé à travers le tunnel sous la Manche, sa réputation et sa cape de Père Noël sur le dos.

–          On s’y met ?

Après la dinde et le foie gras, c’était décidé, il prendrait la tangente. Au pire, si la recherche ne voulait pas de lui, il se remettrait à faire rire.

http://www.shef.ac.uk/news/nr/debenhams-christmas-tree-formula-1.227810

A propos Mathieu Jaegert

...là où vont mes mots.
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