Le Chiwee’s est un restaurant au cadre aussi accueillant qu’au nom improbable de tribu indienne paumée au bord de l’océan. À l’intérieur une escouade de serveurs – sans plumes sur la tête – des couleurs, une atmosphère, des sourires à l’entrée, de quoi envisager le déjeuner en toute sérénité. Au moment où le moussaillon assigné à notre tablée enregistre notre commande, nous sommes à des années lumière de deviner le naufrage à venir. Pas d’indice précurseur, de vent contraire, rien à bâbord ni à tribord si ce n’est peut-être le parking clairsemé. Ledit matelot, bonne bouille, physique de jeune premier, mélange politesse et réserve malgré quelques signes de nervosité. Bientôt il mélangera d’autres choses. La convivialité naît, les discussions se déploient, s’étirent, tantôt sérieuses, tantôt légères, les langues se délient à l’approche de l’apéritif. Les consignes passées – train ou avion en vue pour certains – les entrées, plats et desserts vont suivre sans accroc. On navigue là entre promesse et théorie. Le serveur appliqué a recompté avant de filer en cuisine déposer son papier. De bon augure. On comprendra plus tard qu’il l’a probablement abandonné aux courants d’air. À l’arrivée des assiettes, un premier silence plombe l’assemblée. Le « on n’a pas eu les entrées » jaillit à l’unisson, ébranlant d’un coup la confiance des serveurs. Demi-tour, télescopage évité de justesse avec le collègue apportant à bout de bras deux entrées rescapées tombées là par hasard. L’avarie entame son œuvre, insidieuse, destructrice. Aucune excuse, tout juste si l’on ne doit pas deviner ce qu’il y a dans l’assiette. Après tout le client, à force d’être roi, devrait sur son trône et avec l’aura que lui confère sa couronne, éclairer la petite main d’œuvre, non ? Bref, si le navire flottait, le flottement s’accentue au point de faire tanguer le bastingage. Le personnel naviguant venu à la rescousse du moussaillon veut écoper en vitesse, ni vu ni connu. Les injonctions sont sèches, nos yeux déjà humides devant le sketch qui se joue. Faisons une croix sur l’entrée.
Une hôtesse aussi crispée qu’un docker un jour de grève reprend les commandes, les plats continuant à arriver au compte-goutte. Il faut alors se lever et hausser le ton, faire croire que le raté des hors d’oeuvre nous a mis hors de nous : « il n’y en a que quatre qui mangent ». Changement de serveuse mais pas de cap. La tempête fait rage au large, le bateau fonce droit dedans, moteur au ralenti, personnel sous l’eau, capitaine aux gouvernails absents et grand voile de la blague hissée, gonflée à bloc. Nouveau pointage de la commande passée quelques dizaines de minutes plus tôt. « Monsieur, vous aviez commandé quoi ? »
– La pièce du boucher…
– Ah…j’en ai plus !
Gloussements, rires nerveux, nouveau choix par défaut.
« Amenez-nous du pain en attendant !
– J’ai plus de pain Monsieur !
L’apocalypse, une classe folle mise au service du client. Un restaurant situé au milieu d’une zone commerciale et industrielle, face à METRO et avec une boulangerie proche. Il y a des exploits qui confinent au génie pur. À cet instant, le naufrage guette, sourd, mesquin. Pourtant, l’équipage semble encore disposé à sauver la face. Optimisme béat et b.a.ba de la restauration aux oubliettes. Chacun finit par grignoter un bout, désormais moins préoccupé par l’assiette que par le prochain couac. Avant de couler, on commande une bouteille de rouge, mettant ce désir sur le dos d’un collègue : « servez-lui à boire, il va dépérir ! ». Et le matelot du début qu’on pensait perdu : « moi aussi je déprime… ». Non, toi, considère que tu es viré…Le bateau prend l’eau, nous le vin. Les marins persévèrent, nous on perd nos nerfs. Au bord des larmes de rire, on observe l’apprenti sommelier du jour servir le rouge dans un verre non vidé. Ne parvenant pas à mettre de l’eau dans son vin, l’équipage qui fait corps, réussit à mettre du vin dans l’eau. S’ils ne font pas les choses à moitié, ils les font à l’envers.
Pour les desserts un nouveau membre arrive, déterminé comme jamais. « Dites-moi ce que je peux faire pour vous ! Je vous propose la tarte banane chocolat »…puis après un pas de danse en direction des cuisines « excusez-moi, c’est pom…non – on entend que ça souffle en coulisse – poire chocolat. » Vendu ! C’est donc ça, une pièce d’improvisation ! Ou un piège filmé. Non, pas de caméras braquées sur la table. Les parts nous arrivent à une vitesse inouïe mais sans les cuillères. Pas le temps de le signaler, la serveuse a déjà tourné les talons et est à deux doigts de tourner de l’œil. Manque de bol, les plats n’ont pas été débarrassés. La tribu a des principes, on ne s’encombre pas de l’ordre établi. Et si on allait leur apporter en cuisine ? Un collègue, drapé de sa générosité, de l’envie de bien faire, et chaussures de sécurité aux pieds, y file tout droit pour rapatrier quelques cuillères.
La tempête s’éloigne, laissant une équipe proche de l’évanouissement et un bruit de fond empli de nos rires sonores. Et rire, ça nourrit, que demande le peuple ? Le patron a depuis un bail lâché ses troupes. Resté en embuscade, il prépare la sortie, solidement arrimé à sa caisse. Ses employés ont navigué à vue, confondant vitesse, précipitation et savoir-faire, lui finit par se confondre en excuses. Zéro pointé en salle, addition nulle, repas offert. Il aurait de toute façon été bien incapable de retrouver ses petits. Comme quoi, s’il a été loin de ses sioux, il n’est pas près de ses sous !